MUSIQUE A LA CHAPELLE DES PAPES EN AVIGNON AU XIVe SIECLE
Par Nicolas Sansarlat et Antoine Guerber
Ensemble Diabolus In Musica (Tours)
Au Moyen Âge, la liturgie est musique, s’exprimant sous deux formes différentes : le plain-chant, musique des rituels qui n’existe pas pour elle-même mais pour sa pure fonction spirituelle, et la polyphonie qui témoigne d’une pratique plus sociale, artistique et professionnelle. Le conflit entre ces deux usages, révélé par la fameuse bulle du pape Jean XXII qui manifeste comme un ultime raidissement face aux nouvelles pratiques, tourne rapidement au triomphe absolu et définitif de la polyphonie dès le pontificat de Clément VI (1342-1352). La chapelle s’autonomise, se professionnalise et le modèle papal se répand dans toute l’Europe, en commençant par les grandes cours princières françaises et anglaises.
Le voyageur qui arrive en Avignon par l’ouest, en venant de Villeneuve-lès-Avignon et en franchissant le Rhône, est frappé de nos jours, comme probablement au Moyen Âge, par l’un des plus beaux paysages urbains de France : la masse imposante du Palais des Papes domine la ville ancienne ramassée au pied du rocher des Doms et enserrée dans les remparts crénelés construits par Urbain V. Ce voyageur ne peut manquer de s’interroger sur les raisons de l’existence dans cette ville moyenne du plus imposant palais médiéval de notre patrimoine.
Pendant un peu moins d’un siècle, le monde chrétien eut les yeux tournés vers Avignon, car des papes français y résidèrent à partir de 1309. Ses richesses, ses fastes, ses lieux de pouvoir y ont attiré les rois, les princes et les plus grands artistes du siècle. Peuplée de 5 à 6 000 habitants à l’arrivée de Clément V, Avignon va devenir en quelques années la seconde ville de France derrière Paris. On parle de 100 000 étrangers dans la ville papale au milieu du siècle… On comprend alors aisément la frénésie de construction qui s’empara de la cité, qui ne vint pourtant jamais à bout de la pénurie de logements nécessaires : maisons bourgeoises, églises, couvents, livrées cardinalices et bien sûr le Palais des Papes, bouleversèrent la physionomie d’Avignon et de ses environs immédiats. On comprend également les anathèmes lancés par Pétrarque, qui fustige la “captivité de Babylone”, contre les excès de la vie dans la cité rhodanienne.
Après son couronnement à Lyon en 1305, et son retour en ses terres natales en Guyenne, ce sont des circonstances uniquement politiques qui amenèrent Clément V (Bertrand de Got) à venir s’installer, provisoirement pensait-il, dans le Comtat Venaissin, terre pontificale près d’Avignon, continuant ainsi la tradition de la papauté itinérante des XIIe et XIIIe siècles (plusieurs papes du XIIIe siècle ne vinrent jamais à Rome car elle n’était pas la capitale politique et administrative de l’Église). “Ubi papa, ibi Roma” : là où se trouve le pape, là est le siège de la chrétienté. Philippe le Bel, qui avait favorisé l’élection de ce pape d’origine gasconne et qui garda toujours une forte influence sur lui, l’avait poussé à s’installer dans une région où il pouvait exercer son autorité beaucoup plus facilement qu’en Italie, instable et secouée de nombreuses crises politiques. L’Église sera durant tout ce siècle un lieu de lutte de pouvoir entre les différents souverains d’Europe et révélera l’importance puis le déclin de la prédominance française. Ce sont les mêmes troubles au sein des États Pontificaux qui retardèrent le retour du dernier souverain pontife français Grégoire XI, en 1376-77 dans la ville dont il était également l’évêque : Rome.
Tant que l’influence des rois de France successifs sut se faire très prégnante au sein du collège des cardinaux, c’est-à-dire presque tout au long du XIVe siècle, des papes français furent élus à la fonction suprême. Des personnalités très contrastées se succédèrent sur le Saint-Siège. De l’autoritaire Jean XXII (le cahourcin Jacques Duèse) à l’obstiné Benoît XIII (l’aragonais Pedro de Luna) qui refusa d’abdiquer jusqu’à sa mort en exil à 95 ans, alors que les grands rois du monde chrétien s’étaient résolus depuis longtemps à mettre enfin un terme au Grand Schisme. L’austère cistercien Benoît XII par exemple (le gascon Jacques Fournier), grand pourfendeur du catharisme, se vit succédé par le brillant, le fastueux Clément VI dit le “Magnifique” (le limousin Pierre Roger) qui transforma la Curie et le palais de son prédécesseur en l’une des plus éclatantes cours d’Europe, faisant d’Avignon la capitale des Arts et des Lettres. Les points communs entre ces différents papes français furent d’une part des liens très forts avec les rois de France, liens diplomatiques et politiques qui souvent n’exclurent pas une certaine amitié, et d’autre part un “népotisme absolu”, qui voyait chaque souverain pontife, à l’exception notable de Benoît XII, nommer systématiquement des membres de sa famille aux charges de cardinaux ou d’officiers importants de la curie.
Ces personnages hauts en couleur traversèrent un siècle particulièrement riche d’évolutions fondamentales, de bouleversements et d’évènements dramatiques, qui se termina dans la confusion du Grand Schisme. La grande peste noire de 1348, en provenance de Marseille, est largement connue. En Avignon, elle n’était, hélas, que la première d’une longue série (1348, 1361, 1397, 1406). La France compte 20 millions d’habitants en 1328, comme à la fin du XVIIe siècle, mais 10 millions seulement en 1450 ! Des guerres incessantes et meurtrières s’ajoutèrent en effet au fléau de la peste.
A la fin du XIVe siècle, la noblesse, désargentée par ces guerres ruineuses, ne joue plus vraiment son rôle traditionnellement protecteur de la population et semble même se réfugier dans une sorte de fuite en avant dans le luxe et les plaisirs. La musique du XIVe siècle est bien entendu le reflet de ce monde et de ces temps si troublés, de cette société qui se sécularise. Les fondements mêmes de la pensée médiévale, qui décrit le monde comme miroir de l’harmonie universelle, sont bousculés par une véritable révolution scientifique qui commence à raisonner sans le secours de la foi. Et c’est bien sûr au cours de ce siècle que l’expression individuelle de l’artiste se personnalise fortement en cherchant à s’affranchir des canons traditionnels.
Notre programme (NDLR : « Cantores », par Diabolus in Musica) est très intimement lié à un bâtiment prestigieux et relativement bien conservé : le Palais des Papes, construit principalement sous Benoît XII et Clément VI, et notamment la chapelle dédiée aux apôtres Pierre et Paul (Grande Chapelle Clémentine) dans laquelle se concentrèrent toutes les liturgies solennelles.
De nombreux autres lieux de culte existaient dans le palais qui comportait six chapelles et beaucoup de grandes salles susceptibles de recevoir des autels portatifs. Il faut se représenter les lieux immenses et vides que nous pouvons visiter aujourd’hui comme ils pouvaient l’être du temps de leur splendeur. Le mobilier y était luxueux ; les jours de fête, les murs étaient largement recouverts de tentures et de tapisseries richement décorées, laissant entrevoir le somptueux décor pictural que nous pouvons encore admirer aujourd’hui par endroits. En certaines grandes occasions, la foule suivait les nombreuses processions et était autorisée à assister aux liturgies. On se pressait alors pour mieux voir les vêtements chamarrés des cardinaux, les brillantes décorations ornant l’autel et le choeur, la magnifique cathèdre du pape derrière l’autel, et pour écouter les extraordinaires et nouvelles compositions polyphoniques des chantres, logés dans leur enclos particulier à l’est de la Grande Chapelle.
Dès les années 1330, l’Église collecte très efficacement ses revenus, ce qui n’était pas le cas à la période précédente, et les coffres du trésor se remplissent rapidement. Il est difficile d’imaginer le luxe très peu évangélique de la curie avignonnaise. S’il peut nous paraître choquant aujourd’hui, il nous faut reconnaître que le Palais des Papes devint rapidement un centre artistique fondamental, idéalement placé à mi-chemin de Rome et de Paris, pour lequel travaillèrent, et dans lequel vécurent les plus grands artistes de ce temps : musiciens, peintres, poètes, sculpteurs, architectes… Les artistes du nord de l’Europe y apprirent l’art de la fresque et de la miniature italienne, tandis que les artistes italiens s’y familiarisèrent avec la sculpture et l’architecture de l’Europe du nord. Au début du règne de Clément VI, par exemple, cinq hommes parmi les plus brillantes figures du siècle, le musicien Philippe de Vitry, le peintre Matteo Giovannetti, le poète Pétrarque, l’astronome Johannes de Muris et le mathématicien Lévi Ben Gerson, eurent sans doute de très riches discussions ensemble !
Au sein de la curie, “la chapelle papale” est une institution créée par Benoît XII en 1334 pour remplacer la “Schola cantorum” romaine, qui ne suivait pas le pape dans ses nombreux déplacements. Elle comprend dès le départ 12 chapelains, nombre qui variera peu, à ne pas confondre avec les chapelains “commensaux”, dignitaires de haut rang partageant le repas du pape, souvent conseillers ou hauts fonctionnaires de la curie. Cet ensemble de chantres va acquérir une renommée considérable au cours du XIVe siècle et cette lumière attirera plus tard les musiciens Dufay, Agricola, Josquin….
Si les peintres choisis pour la décoration du palais furent principalement italiens, les clercs appelés à participer à la chapelle venaient pour la très grande majorité d’entre eux du nord de la France. Clément VI, notamment, reprend une pratique déjà établie et institutionnalise une tradition qui durera plus de deux siècles, expliquant ainsi la forte influence française désormais exercée sur la liturgie papale, jusque-là très romaine.
Ces chapelains étaient les meilleurs chanteurs du monde occidental. Le pape n’hésitait pas à les recruter dans les chapitres des grandes cathédrales ou dans les chapelles privées des cardinaux et des rois. Engagés pour chanter les messes et les heures canoniales, ils étaient également souvent compositeurs de musique sacrée tant que profane, et devaient très probablement participer aux divertissements de fin de repas du pontife et de ses invités de marque, en chantant leurs motets. Au nom du respect très strict de la règle interdisant à la Curie tout mélange des domaines sacré et profane, le pape ne pouvait avoir à son service particulier des ménestrels, mais ses chapelains et les musiciens de ses hôtes comblaient ce manque. Le “pape gay qui jolyement et doucement escouteras sans desplaysance” décrit dans un virelai du manuscrit de Chantilly, est probablement Clément VII (Robert de Genève), amateur de festivités extraordinaires, dont on sait d’ailleurs qu’il chantait remarquablement.
Son pontificat à la fin du siècle représente le summum du faste avignonnais. Les archives vaticanes ont été heureusement préservées et il est émouvant pour nous de connaître très exactement le nom de tous les chapelains et de leurs “magister” qui se sont succédés au Palais des Papes. Les comptes très précis nous indiquent également le haut degré de richesse que leur fonction leur permit d’atteindre en fin de siècle. Les “cantores” du XIVe siècle donnent l’impression d’une caste très fermée, d’une confrérie solidaire d’un très haut niveau artistique et intellectuel, et qui en a d’ailleurs fortement conscience. Les contacts entre chapelains des différentes chapelles étaient nombreux et les répertoires semblent avoir beaucoup plus circulé qu’on ne l’a d’abord cru.
Cette remarque est particulièrement valable pour le genre principal qui nous préoccupe ici : la messe polyphonique. L’habitude de chanter l’ordinaire de la messe en polyphonie va considérablement se développer dans la seconde moitié du siècle, à l’initiative de la chapelle papale. Le répertoire de l’Ecole de Notre Dame, au XIIIe siècle, comportait déjà quelques textes courts (Kyrie, Sanctus et Agnus) mis en polyphonie, mais les compositeurs du XIVe siècle généralisent cette pratique et s’intéressent surtout aux Gloria et Credo dont les textes plus longs leur permettent d’innover davantage.
À la fin du siècle, la messe polyphonique est devenue un genre très important qui va rapidement se répandre à partir de son centre quasi unique de création : la chapelle papale. Les manuscrits qui nous transmettent ces musiques de messe viennent presque tous, indirectement, de la chapelle, même si beaucoup de pièces copiées et transmises en Avignon ont en fait peut-être été créées ailleurs. L’habitude était alors de choisir, pour un jour donné, les différents morceaux de l’ordinaire qu’il convenait de chanter, sans véritables relations musicales entre eux, mais le souci de donner une unité qui n’est plus seulement textuelle se fait jour peu à peu. Aussi avons-nous procédé de cette manière pour « composer » les deux messes du programme : une à 3 voix et une seconde qui comporte des mouvements à 4 voix. Les messes de Tournai, de Machaut, de Toulouse et de Barcelone, sont des exceptions précoces, et la messe sur cantus firmus unique n’apparaîtra qu’au XVe siècle, avec Guillaume Dufay.
Jean XXII, en 1324-1325, s’éleva bien contre les abus des jeunes compositeurs de la nouvelle école (Ars Nova), qui introduisaient hoquets et notes brèves dans leurs chants, et surtout, comme ses deux prédécesseurs, contre les risques de laïcisation du chant sacré, mais la situation changea radicalement en 1342 quand Clément VI commença à recruter systématiquement les meilleurs chantres du nord de la France. A partir de cette date précise, l’ordinaire polyphonique est attesté à la chapelle papale, mais il devait y être présent lors des grandes fêtes depuis longtemps déjà. A la fin du siècle, la polyphonie était autorisée à la messe pour tout le temps liturgique excepté le temps de la Passion, soit 50 semaines environ, et ceci même en l’absence du pape ! Il n’existe par contre aucune musique polyphonique pour les heures canoniales. Les chantres devaient certainement improviser polyphoniquement sur le plain-chant.
La règle toujours respectée à la chapelle papale était le chant soliste a cappella, bien que les effectifs aient permis de doubler les voix, et que cette possibilité fut sans doute parfois exploitée. La première mention d’un orgue concerne la chapelle de l’anti-pape en exil Benoît XIII, au début du XVe siècle. De même, les voix de garçons qui commencent à être utilisées dans les chapelles des cardinaux, sont strictement prohibées au service du souverain pontife.
Les compositeurs d’ordinaires polyphoniques ont simplement utilisé et développé les trois principaux styles en vigueur à leur époque :
- le style conduit : homophonie sans doute parente de la polyphonie improvisée plus que de l’Ecole de Notre-Dame, mais qui peut intégrer toutes les nouveautés audacieuses de l’Ars Nova.
- le style motet : comme au XIIIe siècle, une teneur liturgique ou non, sert de support à une ou deux voix supérieures pourvues de textes souvent différents.
- le style cantilène : sous le “tapis instrumental” que les voix inférieures lui déroulent, une seule voix a un texte, à l’imitation des rondeaux, virelais, ballades profanes, mais sans refrain.
Le premier chant liturgique KYRIE – ORBIS FACTOR est utilisé ensuite au ténor pour déterminer la structure du Kyrie Angelorum de la messe à 3, pièce traitée en double motet. Entre les deux messes du programme, nous chantons un hymne, un motet, et un motet conduit.
FIRMISSIME FIDEM – ADESTO, SANCTA TRINITAS – ALLELUYA : motet à 3 voix de Philippe De Vitry en l’honneur de la Sainte Trinité. Le spectaculaire hoquet n’est pas utilisé ici mais le talent et l’originalité de Vitry y font merveille avec notamment un sens mélodique, du phrasé de chacune des 2 voix supérieures très soigné.
DEUS IN ADJUTORIUM – DEUS IN SE NOTUS : motet-conduit anonyme à 4 voix. Il s’agit en fait d’une réutilisation d’un motet à 3 voix du XIIIe siècle avec une 4ème voix rajoutée au-dessus, dont les paroles paraphrasent le texte « Deus in adjutorium… » qui commence les Heures de l’Office et donne ainsi une ampleur musicale peu commune et une large tessiture au simple conduit de départ.
Nicolas SANSARLAT & Antoine GUERBER
Pour aller plus loin...
CANTORES par DIABOLUS IN MUSICA
Concert filmé en octobre 2016 au Palais des Papes d’Avignon.
Distribution :
Raphaël Boulay : ténor
Olivier Germond : ténor
Jérémie Arcache : baryton
Romain Bockler : baryton
Emmanuel Vistorky baryton-basse
Philippe Roche : basse
Direction artistique :
Antoine Guerber